La mère chatte
La mère chatte. Qui mieux que « Colette » pour illustrer ce jour de la fête de toutes les mamans. Elle qui s’est tant intéressée à ce divin félin dont elle observait le moindre détail, le moindre comportement.L’intriguait-il ? car Colette aimait aussi les chiens , mais bien plus encore . Elle n’a jamais cessé d’évoquer les animaux qu’elle a connus, et les recueils qu’elle leur consacre spécialement, comme les dialogues de bêtes et la paix chez les bêtes, prouvent la place privilégiée que Colette accorde aux animaux. Peut-être avait-elle plus à dire sur eux que sur les hommes qui ont également été nombreux dans sa vie!
Cependant, parmi tous les animaux qu’elle a aimés et choyés, son oeuvre reflète implicitement toute la préférence qu’elle éprouve pour le chat.
Nous vous laissons la rejoindre un peu plus intimement avec wikipédia par le lien mis sur sa célèbre signature.
Ici nous ne laissons place qu’à l’amour, l’amour avec un grand A, celui que seule une chatte peut offrir à ses petits.
La mère chatte – Colette – (la paix chez les bêtes, 1916)
Un deux, trois, quatre…. Non, je me trompe.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six…. Non, cinq. Où est le sixième? Un, deux, trois….
Dieu, que c’est fatigant ! A présent, ils ne sont plus que quatre. J’en deviendrai folle.
Petits ! petits ! Mes fils, mes filles, où êtes-vous ?
Quel est celui qui se lamente entre le mur et la caisse de géraniums ?
Je ne dis pas cela parce que c’est mon fils, mais il crie bien.
Et pour le seul plaisir de crier, car il peut parfaitement se dégager à reculons. Les autres?… Un, deux, trois…. je tombe de sommeil. Eux, ils ont tété et dormi, les voilà plus vifs qu’une portée de rats. Je m’enroue à répéter le roucoulement qui les rassemble, ils ne m’obéissent pas. A force de les chercher, je ne les vois plus, ou bien mon souci les multiplie.
Hier n’en ai-je pas compté, effarée, jusqu’à neuf? Ce jardin est leur perdition.
Attention, vous, là-bas ! On ne passe pas, on ne passe jamais sous la grille du chenil : combien de fois faudra-t-il le redire? Quand comprendrez-vous, enfant sans instinct, ce que vaut cette chienne?
Elle vous guette derrière ses barreaux et vous goberait comme un mulot, quitte à s’écrier ensuite :
« Oh! C’était un petit chat? Quel dommage! Je me suis trompée!
» Elle a des yeux doux, de velours orange, et souvenez-vous de ne vous fier jamais à son sauvage sourire!…
Par contre, je vous accorde d’aller, tous, essayer vos griffes enfantines, encore flexibles et transparentes, sur le flanc coriace et le museau de la bouledogue.
En dépit de sa laideur – j’ai honte pour elle quand je la regarde ! – elle ne ferait pas de mal à une mouche : c’est à la lettre, car les mouches jouent de sa gueule en caverne, toujours béante, piège inoffensif dont le ressort, chaque fois, happe le vide.
Celle-là, roulez sous ses pattes, sous son ventre,cardez-la comme un tapis, profitez de sa chaleur nauséabonde – elle est votre servante monstrueuse, la laide négresse de mes enfants princiers.
Petits, petits!… Un, deux, trois…. Sincèrement, je voudrais être de deux mois plus vieille ou de trois semaines plus jeune.
Il y a vingt jours, je les avais tous les six dans la corbeille, aveugles et pelucheux;
ils ne savaient que ramper et, suspendus à mes mamelles, onduler d’aise comme des sangsues.
Une fièvre légère égayait mon épuisement, j’étais une douce machine stupide et ronronnante qui allaitait, léchait, mangeait et buvait avec un zèle borné. Comme c’était facile !
Maintenant, ils sont terribles, et quand il faudrait sévir, ma sévérité désarme rien qu’à les voir. Il n’y a rien au monde qui leur ressemble. Si petits, et déjà pourvus des signes éclatants qui proclament la pureté d’une lignée sans mésalliance! Si jeunes, et portant en cierge leur queue massive, charnue à la base comme une queue de petit mouton! Azurés ‘ bas sur pattes, le rein court, gais debout et mélancoliques assis, à l’image de leur glorieux père. Dans deux semaines, leurs prunelles d’un bleu provisoire vont se troubler de paillettes d’or, d’aiguilles micacées d’un vert précieux. Ils cesseront d’être pareils, l’oeil grossier des hommes discernera les crânes larges des jeunes matous, les nuques minces des chattes et leurs joues effilées; une susceptibilité hargneuse armera contre moi, et moi contre elles, ces petites femelles ingénues…. Quant à leur pelage, je n’en dirai rien, pour ne me point louer moi-même. Sur leur tête dans ce duvet bleu d’orage, quatre raies plus foncées, capricieuses comme les ondes qui moirent un profond velours, s’irisent ou fondent selon la lumière …
Où sont-ils? Où sont-ils? Un, deux …. Deux seulement! Et les quatre autres? Répondez, vous deux, sottement occupés l’un à manger une ficelle, l’autre à chercher l’entrée de cette caisse qui n’a pas de porte! Oui, vous n’avez rien vu, rien entendu, laids petits chats-huants, que vous êtes, avec vos yeux ronds!
… Ni dans la cuisine, ni dans le bûcher! Dans la cave? je cours, je descends, je flaire… rien… je remonte, le jardin m’éblouit…. Où sont les deux que je gourmandais tout à l’heure? perdus aussi ? Mes enfants, mes enfants! Au secours, ô Deux Pattes, accourez, j’ai perdu tous mes enfants! Ils jouaient, là, tenez, dans la jungle de fusains : je ne les ai pas quittés, tout au plus ai-je cédé, une minute, au plaisir de chanter leur naissante gloire, sur ce mode amoureux, enflé d’images, où ressuscitent mes origines persanes…. Rendez-les-moi, ô Deux Pattes puissants, dispensateurs du lait sucré et des queues de sardines! Cherchez avec moi, ne riez pas de ma misère, ne me dites pas qu’entre un jour et le jour qui vient je perds et retrouve cent fois mon sextuple trésor! Je redoute, je prévois un malheur pire que la mort, et vous n’ignorez pas que mon instinct de mère et de chatte me fait deux fois infaillible.
Tiens!… D’où sort-il, celui-ci?… C’est, ma foi, mon lourdaud de premier, tout rond, suivi de son frère sans malice. Et d’où vient celle-ci, petite femelle impudente, prête à me braver et qui jure, déjà, en râlant de la gorge? Un, deux, trois…. Trois, quatre, cinq…. Viens, mon sixième, délicat et plus faible que les autres, plus tendre aussi, et plus léché…. Quatre, cinq, six…. Assez, assez! je n’en veux pas davantage! Venez tous dans la corbeille, à l’ombre fine de l’acacia. Dormons, ou prenez mon lait, en échange d’une heure de répit – je n’ai pas dit de repos, car mon sommeil prolonge ma vigilance éperdue, et c’est en rêve que je vous cherche et vous compte : un, deux, trois, quatre….