Vie & opinions philosophiques d’un chat
Hippolyte Adolphe Taine, né à Vouziers le et mort à Paris le , est un philosophe et historien français.
Vie et opinions philosophiques d’un chat.
Hippolyte Taine
(1828-1893)
Je suis né dans un tonneau au fond d’un grenier à foin ; la lumière tombait sur mes paupières fermées, en sorte que, les huit premiers jours, tout me parut couleur de rose.
Le huitième, ce fut encore mieux ; je regardai, et vis une grande chute de clarté sur l’ombre noire ; la poussière et les insectes y dansaient. Le foin était chaud et odorant ; les araignées dormaient pendues aux tuile ; les moucherons bourdonnaient ; tout le monde avait l’air heureux ; cela m’enhardit, je voulus toucher la plaque blanche où tourbillonnaient ces petits diamants et qui rejoignait le toit par une colonne d’or. Je roulai comme une boue, j’eus les yeux brûlés, les côtes meurtries ; j’étranglais, et je toussai jusqu’au soir.
II
Mes pattes étant devenues solides, je sortis et fis bientôt amitié avec une oie, bête estimable, car elle avait le ventre tiède ; je me blotissais dessous, et pendant ce temps ses discours philosophiques me formaient. Elle disait que la basse-cour était une république d’alliés ; que le plus industrieux, l’homme, avait été choisi pour chef, et que les chiens, quoique turbulents, étaient nos gardiens. Je pleurais d’attendrissement sous le ventre de ma bonne amie.
Un matin la cuisinière approcha d’un air bonasse, montrant dans la main une poignée d’orge. L’oie tendit le cou, que la cuisinière empoigna, tirant un grand couteau. Mon oncle, philosophe alerte, accourut et commença à exhorter l’oie, qui poussait des cris inconvenants : « Chère soeur, disait-il, le fermier, ayant mangé votre chair, aura l’intelligence plus nette et veillera mieux notre bien-être ; et les chiens, s’étant nourris de vos os, seront plus capables de vous défendre. » Là-dessus l’oie se tut, car sa tête était coupée, et une sorte de tuyau rouge s’avança hors du cou qui saignait. Mon oncle courut à la tête et l’emporta prestement ; pour moi, un peu effarouché, j’approchai de la mare de sang, et sans réfléchir, j’y trempai ma langue ; ce sang était bien bon, et j’allai à la cuisine pour voir si je n’en aurais pas davantage.
III
Mon oncle, animal fort expérimenté et très vieux, m’a enseigné l’histoire universelle.
À l’origine des choses, quand il naquit, le maître étant mort, les enfants à l’enterrement, les valets à la danse, tous les animaux se trouvèrent libres. Ce fut un tintamarre épouvantable ; un dindon ayant de trop belles plumes fut mis à nu par ses confrères. Le soir, un furet, s’étant insinué, suça à la veine du cou les trois quarts des combattants, lesquels, naturellement, ne crièrent plus. Le spectacle était beau dans la basse-cour ; le chiens çà et là avalaient un canard ; les chevaux par gaieté cassaient l’échine des chiens ; mon oncle lui-même croqua une demi-douzaine de petits poulets. C’était le bon temps, dit-il.
Le soir, les gens étant rentrés, les coups de fouet commencèrent. Mon oncle en reçut un qui lui emporta une bande de poils. Les chiens, bien sanglés et à l’attache, hurlèrent de repentir et léchèrent les mains du nouveau maître. Les chevaux reprirent leur dossée avec un zèle administratif. Les volailles protégée, poussèrent des gloussements de bénédiction ; seulement, au bout de six mois, quand passa le coquetier, d’un coup on en saigna cinquante. Les oies, au nombre desquelles était ma bonne amie défunte, battirent des ailes, disant que tout était dans l’ordre, et louant le fermier, bienfaiteur du public.
IV
Mon oncle, quoique morose, avoue que les choses vont mieux qu’autrefois. Il dit que d’abord notre race fut sauvage, et qu’il y a encore dans les bois des chat pareils à nos premier ancêtres, lesquels attrapent de loin en loin un mulot ou un loir, plus souvent des coups de fusil. D’autres, secs, le poil ras, trottent sur les gouttières et trouvent que les souris sont bien rares. Pour nous, élevés au comble de la félicité terrestre, nous remuons flatteusement la queue ç la cuisine, nous poussons de petits gémissements tendres, nous léchons les plats vides, et c’est tout au plus si par journée nous emboursons une douzaine de claques.
V
La musique est un art céleste, il est certain que notre race en a le privilège ; elle sort du plus profond d nos entrailles ; les hommes le savent si bien, qu’ils nous les empruntent, quand avec leurs violons ils veulent nous imiter.
Deux choses nous inspirent ces chants célestes : la vue des étoiles et l’amour. Les hommes, maladroits copistes, s’entassent ridiculement dans une salle basse, et sautillent, croyant nous égaler. C’est sur la cime des toits, dans la splendeur des nuits, quand tout le poil frissonne, que peut s’exhaler la mélodie divine. Par jalousie ils nous maudissent et nous jettent des pierres. Qu’ils crèvent de rage ; jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme de la chatte la plus rebelle, et nous la livrent frémissante, pendant que là-haut les voluptueuses étoiles tremblent et que la lune pâlit d’amour.
Que la jeunesse est heureuse, et qu’il est dur de perdre les illusions saintes! Et moi aussi j’ai aimé et j’ai couru sur les toits en modulant des roulements de basse. Une de mes cousine en fut touchée, et deux mois après mit au monde six petits chats blancs et roses. J’accourus, et voulus le manger : c’était bien mon droit, puisque j’étais leur père. Qui le croirait ? ma cousine, mon épouse, à qui je voulais faire sa part du festin, me sauta aux yeux. Cette brutalité m’indigna et je l’étranglai sur la place ; après quoi j’engloutis la portée tout entière. Mais les malheureux petits drôles n’étaient bons à rien, pas même à nourrir leur père : leur chair flasque me pesa trois jours sur l’estomac. Dégoûté des grandes passions, je renonçai à la musique, et m’en retournai à la cuisine.
VI
J’ai beaucoup pensé au bonheur idéal, et je pense avoir fait là-dessus des découvertes notables.
Évidemment il consiste, lorsqu’il fait chaud, à sommeiller près de la mare. Une odeur délicieuse sort du fumier qui fermente ; les brins de paille lustrés luisent au soleil. Les dindons tournent l’oeil amoureusement, et laissent tomber sur leur bec leur panache de chair rouge. Les poules creusent la paille et enfoncent leur large ventre pour aspirer la chaleur qui monte. La mare scintille, fourmillante d’insectes qui grouillent et font lever des bulles à sa surface. L’âpre blancheur des murs rend plus profond les enfoncements bleuâtres où le moucherons bruissent. Les yeux demi-fermés, on rêve, et comme on ne pense plus guère, on ne souhaite plus rien.
L’hiver, la félicité est d’être assis au coin du feu la cuisine. Les petites langues de la flamme lèche la bûche et se dardent parmi des pétillements, les sarments craquent et se tordent, et la fumée enroulée monte dans le conduit noir jusqu’au ciel. Cependant la broche tourne, d’un tic-tac harmonieux et caressant. La volaille embrochée roussit, brunit, devient splendide ; la graisse qui l’humecte adoucit ses teintes ; une odeur réjouissante vient picoter l’odorat ; on passe involontairement sa langue sur les lèvres ; on respire les divines émanations du lard ; les yeux au ciel, dans une grave extase, on attend que la cuisinière débroche la bête et vous en offre ce qui vous revient.
Celui qui mange est heureux ; celui qui digère est plus heureux ; celui qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n’est que vanité et impatience d’esprit. Le mortel fortuné est celui qui, chaudement roulé en boule et le ventre plein, sent on estomac qui opère et sa peau qui s’épanouit. Un chatouillement exquis pénètre et remue doucement les fibres. Le dehors et le dedans jouissent par tous leurs nerfs. Certainement si le monde est un grand Dieu bienheureux, comme no sage le disent, la terre doit être un ventre immense occupé de toute éternité à digérer les créature et à chauffer sa peau ronde au soleil.
VII
Mon esprit s’est fort agrandi par la réflexion. Par une méthode sûre, des conjectures solides et une attention soutenue, j’ai pénétré plusieurs secrets de la nature.
Le chien est un animal si difforme, d’un caractère si désordonné, que de tout temps il a été considéré comme un monstre, né et formé en dépit de toutes les lois. En effet, lorsque le repos est l’état naturel, comment expliquer qu’un animal soit toujours remuant, affairé, et cela sans but ni besoin, lors même qu’il est repu et n’a point peur ? Lorsque la beauté consiste universellement dans la souplesse, la grâce et la prudence, comment admettre qu’un animal soit toujours brutal, hurlant, fou, se jetant au nez des gens, courant après les coups de pied et les rebuffades ? Lorsque le favori et le chef-d’oeuvre de la création est le chat, comment comprendre qu’un animal le haïsse, coure sur lui sans en avoir reçu une seule égratignure, et lui casse les reins sans avoir envie de manger sa chair ?
Ces contrariétés prouvent que les chien sont des damnés ; très certainement les âmes coupables et punies passent dans leurs corps. Elles y souffrent : c’est pourquoi ils se tracassent et s’agitent sans cesse. Elles ont perdu la raison : c’est pourquoi ils gâtent tout, se font battre, et sont enchaînés les trois quarts du jour. Elles haïssent le beau et le bien : c’est pourquoi ils tâchent de nous étrangler.
VIII
Peu à peu l’esprit se dégage des préjugés dans lesquels on l’a nourri ; la lumière se fait ; il pense par lui-même : c’est ainsi que j’ai atteint la véritable explication des choses.
Nos premiers ancêtres (et les chats de gouttière ont gardé cette croyance) disaient que le ciel est un grenier extrêmement élevé, bien couvert, où le soleil ne fait jamais mal aux yeux. Dans ce grenier, disait ma tante, il y a un troupeau de rats si gras qu’ils marchent à peine, et plus on en mange, plus l en revient.
Mais il est évident que ceci est une opinion de pauvres hères, lesquels, n’ayant jamais mangé que du rat, n’imaginaient pas une meilleure cuisine. Puis les greniers sont couleur de bois ou gris, et le ciel est bleu, ce qui achève de les confondre.
A la vérité ils appuyaient leur opinion d’une remarque assez fine. « Il est visible, disaient-ils, que le ciel est un grenier à paille ou farine, car il en sort très souvent des nuages blonds, comme lorsqu’on vanne le blé, ou blancs, comme lorsqu’on saupoudre le pain dans la huche. »
Mais je leur réponds que les nuages ne sont point formés par les écailles de grain ou par la poussière de farine ; car lorsqu’ils tombent, c’est de l’eau qu’on reçoit.
D’autres, plus policé, ont prétendu que la rôtissoire était Dieu, disant qu’elle est la source de toutes les bonnes choses, qu’elle tourne toujours, qu’elle va au feu sans se brûler, et qu’il suffit de la regarder pour tomber en extase.
A mon avis, ils n’ont erré ainsi que parce qu’ils la voyaient à travers la fenêtre, de loin, dans une fumée poétique, colorée, étincelante, aussi belle que le soleil du soir. Mais moi qui me suis assis près d’elle pendant des heures entières, je sais qu’on l’éponge, qu’on la raccommode, qu’on la torchonne, et j’ai perdu en acquérant l science les naïves illusions de l’estomac et du coeur.
Il faut ouvrir son esprit à des conceptions plus vaste, et raisonner par des voies plus certaines. La nature se ressemble partout à elle-même, et offre dans les petites choses l’image des grandes. De quoi sortent tous les animaux ? D’un oeuf ; la terre est donc un très grand oeuf cassé.
On s’en convaincra si on examine la forme et les limites de cette vallée qui est le monde visible. Elle est concave comme un oeuf, et les bords aigus par lesquels elle rejoint le ciel sont dentelés, tranchants et blancs comme ceux d’une coquille cassée.
Le blanc et le jaune s’étant resserrés en grumeaux ont fait des blocs de pierre, ces maisons et toute la terre solide. Plusieurs parties sont restées molles, et font la couche que les hommes labourent ; le reste coule en eau, et forme les mares, les rivières ; chaque printemps il en coule un peu de nouvelle.
Quant au soleil, personne ne peut douter de son emploi : c’est un grand brandon rouge qu’on promène au-dessus de l’oeuf pour le cuire doucement ; on a cassé ‘oeuf exprès, pour qu’il s’imprègne mieux de la chaleur ; la cuisinière fait toujours ainsi. Le monde est un grand oeuf brouillé.
Arrivé à ce degré de sagesse, je n’ai plus rien à demander à la nature, ni aux hommes, ni à personne, excepté peut-être quelques petits gueuletons à la rôtissoire.
Je n’ai plus qu’à m’endormir dans ma sagesse ; car ma perfection est sublime, et nul chat pensant n’a pénétré dans le secret des choses aussi avant que moi.
Répondre
Se joindre à la discussion ?Vous êtes libre de contribuer !